X
CE QUE FIDÉLITÉ VEUT DIRE

— Pour l’amour du ciel, Allday, fermez-moi donc cette clairevoie !

Bolitho se replongea dans l’étude de la carte et posa les mains sur quelques calculs et valeurs de sonde. Il s’agissait des parages de San Felipe, de Cuba et d’Haïti.

Avec les fenêtres closes ainsi que, désormais, la claire-voie, la chambre était aussi brûlante qu’un four. Cela ne servait d’ailleurs à rien : la grosse voix de Black Jœ Langtry lui parvenait, inchangée. Le capitaine d’armes comptait les coups du chat à neuf queues.

Assez bizarrement, Bolitho n’avait jamais vraiment admis ce genre de punition et n’avait jamais pu s’y faire. Le dernier recours d’un commandant pour faire régner la discipline.

Un roulement de tambour, un silence, puis le claquement atroce des lanières sur un dos nu.

Il essaya de se concentrer sur sa carte à s’en faire pleurer.

— Dix !

La rude voix de Langtry qui recommençait.

Keen devait être là-haut avec ses officiers pour assister à la séance de punition. Il détestait ce genre de chose. Mais tout vaisseau du roi qui naviguait isolément, sans conserve et loin de ses bases, courait en permanence le risque de sombrer dans le chaos.

Trois marins dignes de toute confiance avaient déserté un jour qu’ils étaient descendus à terre pour le compte du commis, mais on les avait pris en chasse et ils avaient été ramenés à bord par des membres de la milice locale. Apparemment, ils avaient fait connaissance de quelques métisses dans l’une des plantations. Pour savoir la fin de l’histoire, point n’était besoin de beaucoup d’imagination.

Crac. Onze.

À présent, ils payaient le prix de ces quelques moments de plaisir. Keen les avait condamnés à la punition minimale, vingt-quatre coups de fouet chacun. Mais cela suffisait amplement à vous transformer un homme en hachis.

Bolitho repensait à Tyrrell. Il était retourné à bord de son Vivace pour réparer les dégâts causés par la tempête et effacer les traces laissées par les pierriers espagnols.

Voir Tyrrell réapparaître de cette façon l’agaçait. Lui revenaient des souvenirs de cette époque lointaine où ils avaient navigué ensemble, de cette petite Hirondelle, de ce qu’elle avait représenté pour eux deux.

Faudra-t-il que ces choses me poursuivent éternellement ?

Cela lui rappelait la Phalarope, cette frégate qui avait été son second commandement et qui avait rejoint son escadre l’année précédente, comme un spectre surgi du passé. Et maintenant, voilà l’Hirondelle qui revenait le hanter.

Mais était-ce le bon terme ? « Étais-je vraiment plus heureux en ce temps-là, avec moins de responsabilités ? » Il était prêt alors à risquer sa vie, à la perdre même, alors qu’il ne s’agissait plus maintenant que de sa réputation.

Les tambours s’étaient tus, il se rendit soudain compte que la séance de fouet était terminée.

Il connaissait Tyrrell, il le connaissait même très bien. Il était près de lui lorsqu’il s’était écroulé sur le pont, le jour où il avait perdu une jambe.

Il n’était devenu qu’une pâle et assez pitoyable copie de cet homme-là. Il ne représentait évidemment de danger pour personne. Il appartenait à cette race de capitaines qui écoutaient ce qui se racontait, les rumeurs qui couraient sur les mouvements des navires de guerre. Leur nationalité ou les couleurs de leur pavillon importaient fort peu au patron d’un petit bâtiment de commerce : le danger potentiel était le même avec tous. La quête de marins de premier choix, même en usant de la presse, n’était plus guère de saison. Mais qui sait ce qui pouvait se passer, et il était toujours trop tard pour le marin malchanceux qui se faisait pincer.

Tyrrell était formel lorsqu’il décrivait ce gros deux-ponts. Pas de pavillon, pas de nom, mais les frégates espagnoles en provenance de Saint-Domingue ou même de La Guaira, à des centaines de milles au sud, le connaissaient bien et gardaient bonne distance.

Ce mystérieux vaisseau, qui n’avait pas hésité à ouvrir le feu sur l’Achate lorsque Keen avait réussi à le remonter dans l’obscurité, qui avait massacré sans la moindre pitié l’équipage de l’Epervier, croisait dans les Caraïbes avec des intentions bien précises. Et il semblait prêt à risquer le tout pour le tout si nécessaire.

Il entendit Allday qui ouvrait la claire-voie. Il savait pertinemment que celui-ci, comme Ozzard et tous ceux qui passaient par là, prenait soin de se montrer particulièrement discret.

Bolitho regarda son solide homme de confiance et haussa les épaules dans un geste de découragement.

— Je ne sais vraiment pas ce qui m’arrive.

Allday hocha la tête en souriant :

— Attendre, voilà ce qui ne vous va pas, amiral.

— Je crois que vous avez mis le doigt dessus.

Bolitho se replongea dans l’étude de la carte. Cela faisait une semaine que Le Vivace avait fait relâche dans le port et Tyrrell irruption dans sa vie. Avec un seul bâtiment, Bolitho n’osait pas quitter San Felipe. Les suppôts de Rivers pouvaient tenter une contre-attaque, et ils étaient nombreux. Bolitho ne pouvait les en blâmer : ils allaient devoir abandonner leurs maisons et leurs plantations à l’arrivée des Français. Keen était peut-être dans le vrai : s’ils pendaient Rivers, cela tuerait définitivement toute velléité de révolte.

Mais Rivers avait des amis haut placés en Amérique et à la Cité. Aux yeux de Bolitho, il ne valait pas mieux qu’un pirate. Cependant, pour l’établir, Leurs Seigneuries exigeraient un procès à Londres, un procès en bonne et due forme.

Si Tyrrell avait raison, si ce mystérieux deux-ponts avait l’intention de monter une attaque contre San Felipe, il était insensé de laisser le port sans défense. L’Achate venait de montrer ce que l’on pouvait faire lorsque cela en valait la peine.

La porte s’ouvrit, Adam entra.

— Signal de la batterie, amiral. Le brick Electre est entré dans la baie, il pourrait être au mouillage d’ici une heure.

— Merci, Adam.

Le regard de Bolitho retomba sur la carte. Il revoyait parfaitement le commandant de ce brick lui annonçant la découverte des rares survivants de l’Epervier à bord d’un bâtiment de commerce américain. Napier, oui, voilà. Il avait dû mettre le moindre bout de toile dessus pour avoir réussi à passer si vite à Antigua puis, de là, à San Felipe. Pouvait-il espérer qu’il accepterait de rester sur place pour y faire régner l’ordre ? Ce n’était guère qu’un modeste brick, mais il portait les mêmes couleurs que l’Achate.

Bolitho soupçonnait les insulaires de voir d’un assez bon œil une présence britannique, plutôt que de laisser la porte ouverte aux Français ou encore, comme Tyrrell le prétendait, aux Espagnols.

Bolitho s’approcha des fenêtres et dut mettre son avant-bras en visière.

— Signalez au commandant de l’Electre de se rendre à bord dès qu’il aura mouillé.

Adam esquissa un sourire :

— J’ai déjà donné l’ordre à la batterie de relayer ce signal, mon oncle.

Bolitho se retourna, tendit les mains :

— Vous savez que vous ferez un sacré commandant un de ces jours, mon garçon.

Keen entra et se laissa tomber dans le fauteuil que Bolitho lui indiquait.

— Je me demande quel genre de nouvelles ce brick peut bien nous apporter, amiral.

Il prit avec reconnaissance un verre de vin du Rhin et le porta à ses lèvres. Ozzard en avait fait réserve dans un recoin secret de la cale avant l’appareillage de la rivière de Beaulieu, dans le Hampshire.

— Les nouvelles seront bienvenues, quelles qu’elles soient. J’ai parfois l’impression d’être devenu sourd.

— Leurs Seigneuries vont peut-être nous rappeler, risqua Keen.

— Adam, vous allez signaler au Vivace… ou plutôt non, allez voir Mr. Tyrrell à son bord. J’aimerais qu’il soit avec moi lorsque nous appareillerons.

Keen attendit que la porte se fût refermée et posa son verre avec le plus grand soin.

— Puis-je faire une remarque, amiral ?

— Vous désapprouvez ma stratégie, c’est cela ?

Keen eut un bref sourire :

— Vous courez un risque terrible, ou, soyons plus exact, vous en courez deux en même temps – et, Bolitho observant le silence : Ce Tyrrell, poursuivit-il, que savez-vous exactement de lui ?

— Il a été mon second – et, comme Keen hochait la tête : Vous ne trouvez pas cela suffisant, au bout de vingt ans ?

Keen haussa les épaules.

— C’est difficile à dire, amiral. Il dit lui-même qu’il est à bout de bord. Il a perdu sa femme et toute sa famille, il est marqué d’infamie depuis qu’il a combattu du côté du roi et non pour Washington.

— Poursuivez, lui dit Bolitho.

Il sentait qu’Allday retenait son souffle.

— Supposons que vous rencontriez cet espagnol et que vous le forciez à se battre : que ferons-nous s’il montre son véritable pavillon ? Irons-nous jusqu’à provoquer une guerre ?

— Et le second risque ?

— Le second risque, c’est que cet espagnol, en admettant qu’il croise vraiment dans ces eaux, attende peut-être que nous quittions le port pour prendre la place de l’Achate. Vous seriez alors contraint de la reprendre de force. Et cette fois, ce serait en affrontant non pas de stupides planteurs et une milice, mais un vrai bâtiment, avec des hommes décidés à imposer leur volonté. À mon avis, les risques dépassent largement les bénéfices – et, baissant les yeux : Je… je suis désolé, amiral, mais il fallait que ces choses-là fussent dites.

Bolitho eut un triste sourire.

— Je mesure bien ce qu’il vous en coûte. En vérité, je ne sais pas très bien jusqu’à quel point on peut prendre la mesure d’un risque. Je n’ai pas envie de faire mourir nos hommes en pure perte. Et je ne souhaite pas me faire découper en morceaux sur la table du chirurgien. J’ai tout ce qu’il me faut pour vivre. Pour l’instant. Mais…

Keen commençait à sourire et prit le verre que lui tendait Ozzard.

— Eh oui, amiral, il y a un mais. Ce simple petit mot est bien puissant lorsqu’il s’agit de combattre la raison !

Bolitho tapotait la carte de ses pointes sèches.

— Je crois que ce vaisseau est là où l’a indiqué Jethro Tyrrell. Il emporte un équipage de bonne taille ; il lui faut donc trouver un abri convenable pendant que son commandant essaie de rassembler des renseignements sur notre compte. Avec tous les ennemis qui nous entourent, ce ne doit pas être sorcier.

Keen se leva et s’approcha de la table.

— Si Tyrrell a raison, cela rendrait une guerre très difficile à mener – il fit courir son doigt sur les îles : Porto Rico, Saint-Domingue, Haïti, jusqu’à Cuba. Les Espagnols commanderaient toutes les approches dans les Antilles et jusqu’à la Jamaïque.

Il hochait lentement la tête, et ses nobles traits s’éclairaient au fur et à mesure qu’il comprenait.

— San Felipe se trouve au beau milieu du passage du Vent, comme un pont flottant. Pas besoin de se demander pourquoi les Français ont une telle envie de mettre la main dessus. Ils ont besoin d’un allié, ils ne sont pas obligés de lui faire confiance !

Ils étaient encore à examiner la carte lorsqu’un aspirant vint leur annoncer que l’Electre était arrivée au mouillage.

Keen reboutonna sa vareuse.

— Je vais accueillir le commandant Napier, amiral – et, jetant un dernier coup d’œil à la table : Je ne suis pas encore totalement convaincu, amiral.

— Cela viendra, fit Bolitho dans un sourire.

Il laissa Ozzard l’aider à passer sa vareuse de mer afin d’accueillir convenablement le commandant de l’Electre.

Il dégoulinait de sueur. Par les fenêtres de poupe, on sentait une gentille petite brise qui caressait l’eau, il s’imaginait nageant tout nu. Ses pensées revinrent immédiatement à Belinda, le temps d’un éclair. Il était dans l’état de quelqu’un qui, par fatigue ou excès de confiance en soi, baisse la garde. Le glaive de l’ennemi était pointé sur lui comme une langue de fer. Il avait tenté de s’occuper l’esprit en travaillant, en essayant de résoudre ce casse-tête. Mais, très souvent, c’était l’image de Belinda qui ressurgissait, et la distance qui les séparait lui apparaissait comme une barrière infranchissable.

Il entendit de vagues bruits de pas, des gens parlant à voix basse. Il devait à tout prix se reprendre, pour son propre bien comme pour le leur.

Bientôt, très bientôt sans doute, ils allaient devoir se battre. Ce n’était pas une idée délirante ni un rêve de pirate. Ce vaisseau espagnol avait déjà amplement démontré qu’être dans son bon droit ne vous assurait aucune protection. Trop d’entre eux étaient morts de cette erreur d’appréciation.

Il se tourna vers la porte. À la guerre, les canons sont des arbitres impartiaux. Et leur rugissement balaie le bon comme le méchant, avec la même totale indifférence.

Napier, qui arborait une épaulette dorée toute neuve sur l’épaule gauche, entra et claqua des talons.

Bolitho prit la grosse enveloppe de toile qu’il lui tendait et la passa à Yovell.

— Vous avez fait vite, Napier.

Bolitho essayait de contenir son impatience, il attendit qu’on eût donné un siège et servi un verre de vin à Napier.

— Port-aux-Anglais est pour ainsi dire vide, à l’exception d’un trois-ponts en carénage et de deux frégates. L’amiral a appareillé pour les îles Sous-le-Vent avec l’escadre, amiral. Le commodore Chater assure le commandement par intérim – il se tut et déglutit, intimidé par le regard de Bolitho. Il m’a prié de vous transmettre ses respects et tous ses vœux, amiral.

Bolitho entendait Yovell briser les sceaux de la grosse enveloppe de toile. Il mourait d’envie de se précipiter pour lire les dépêches d’Antigua. Mais, en l’absence de l’amiral, cela ne servait à rien. Il connaissait un peu le commodore Chater : ce n’était pas le genre d’homme à risquer de déplaire à son supérieur en se livrant à quelque action un tant soit peu héroïque.

Napier ajouta timidement :

— J’ai reçu l’ordre de placer l’Electre sous vos ordres – il plissait les yeux, essayait de se souvenir exactement des mots de Chater. Lorsqu’il a appris la perte de l’Epervier, il a décidé de vous envoyer quelques fusiliers en renfort.

Bolitho hocha la tête :

— Mais les fusiliers ont appareillé avec l’escadre, c’est bien cela ?

Napier répondit piteusement :

— Oui, amiral – mais son visage s’éclaira et il ajouta : J’ai reçu l’ordre d’embarquer une section du 6e d’infanterie en l’état.

Keen, qui l’avait accompagné à l’arrière, laissa tomber :

— Ce n’est pas rien.

Bolitho s’approcha des fenêtres, essayant de remettre ses pensées en ordre.

— Mais je croyais que vous étiez au courant, pour les soldats, reprit vivement Napier. Le commodore vous a fait porter une dépêche par le brick courrier qui a appareillé deux jours avant moi.

— Que dites-vous là ? lui demanda Bolitho en se retournant brusquement.

Napier blêmit.

— Le brick courrier, amiral. Il avait des dépêches pour l’amiral qui commande à Antigua, d’autres pour vous-même – il se tourna vers Keen, espérant trouver un soutien. Du courrier d’Angleterre, amiral.

— Vous aviez raison, amiral ! s’exclama Keen. Ils ont dû intercepter le brick et le couler !

Bolitho croisa les mains dans le dos et les serra jusqu’à ce que la douleur lui fît oublier son profond dépit.

Du courrier d’Angleterre. Des dépêches et des lettres, des nouvelles de Belinda. À présent…

Il se tourna vers Keen :

— Vous êtes convaincu ?

Mais il n’entendit pas sa réponse et, s’adressant à Napier :

— Votre second est-il compétent ?

Napier ne savait plus du tout où il en était. Il avait tourné et retourné pendant des heures ce qu’il allait dire à Bolitho, pris le temps de revêtir son plus bel uniforme. Maintenant, tout partait en morceaux. Il se sentait dans la peau de quelqu’un qui croit ouvrir sa porte à un ami et se retrouve face à un fou.

Il finit par se ressaisir :

— Oui, amiral, c’est un officier de valeur.

— Parfait – et, se tournant vers Keen : Nous lèverons l’ancre demain, dès que ce sera possible. D’ici là, je vais voir ce que je peux tirer des dépêches de notre vaillant commodore. Mais, auparavant, ajouta-t-il en se penchant sur la table pour remplir le verre de Napier, nous allons porter un toast. Vous aussi, Allday.

Allday prit le verre que lui tendait Ozzard. Il avait noté le changement de ton et d’humeur.

Bolitho commença à sourire :

— Un toast donc – il leva son verre : À Mr. Napier, nouveau gouverneur par intérim de San Felipe !

 

— En route au suroît quart sud !

Bolitho entendit à peine le compte rendu du timonier et se concentra sur la tache rouge qui grandissait à l’horizon à bâbord. On était au beau milieu de l’après-midi, et le soleil écrasait encore férocement le vaisseau qui faisait route à faible allure. Mais, après l’atmosphère oppressante et hostile qu’ils avaient dû endurer à San Felipe, le changement était tonifiant.

Bolitho sentait le navire vivre autour de lui, les hommes occupés sur le pont échangeaient de grosses plaisanteries. Mountsteven, qui était officier de quart, n’avait même pas besoin de hausser la voix pour faire effectuer un léger réglage de la misaine.

Bolitho cala sa lunette pour examiner la masse confuse de terre, Haïti, à quinze milles environ sur bâbord. Même à cette distance, l’île avait un air menaçant. Chaque fois qu’ils le pouvaient, les marins évitaient ces rivages auxquels s’attachait une vague réputation de sorcellerie et de rites affreux.

Faute de vent, l’Achate avait dû passer un jour de plus à San Felipe. Mais le vent dominant de nordet, désormais, gonflait huniers et grands-voiles, et le vaisseau descendait le passage du Vent comme s’il y prenait plaisir. Entre Cuba et Haïti, le détroit faisait à peine soixante-dix milles de large au plus étroit. En temps de guerre, il serait bien difficile d’y faire transiter un convoi si San Felipe était aux mains de l’ennemi. Plus il y réfléchissait, moins Bolitho comprenait le bien-fondé des ordres qu’il avait reçus.

Il rendit la lunette à l’un des aspirants et reprit ses allées et venues sur la dunette. Il espérait ne pas s’être montré trop dur avec Napier. Ce garçon semblait goûter son affectation de gouverneur provisoire, qui avait le mérite de la nouveauté même si elle devait être brève. Avec son brick de quatorze mouillé sous les murs de la forteresse et le détachement du 6e d’infanterie, le Royal Américain comme on l’appelait, il était en mesure de s’opposer à une action en force.

Il aperçut le lieutenant Hawtayne qui inspectait les mousquets et les équipements de quelques fusiliers. Il était content de les revoir à bord, ce bord qui était leur seule véritable maison. Selon toute vraisemblance, on aurait bientôt besoin d’eux une fois encore.

Il dut réprimer un sourire en entendant le lieutenant qui disait de sa voix haut perchée :

— Redressez-vous, Jones ! Vous avez eu le temps de vous reposer lorsque vous étiez à terre !

Bolitho savait que l’image du petit tambour mort le hanterait longtemps.

Il entendit le pas léger d’Adam et comprit qu’il voulait lui parler.

— Eh bien, comment va mon aide de camp aujourd’hui ?

Adam se mit à sourire : le moment était propice.

— Miss Robina est une jeune fille délicieuse, je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme elle…

Bolitho le laissa s’épancher sans l’interrompre. C’était donc cela qui le tourmentait. S’il n’avait pas été absorbé par ses propres soucis, il aurait compris plus tôt que son escapade à Newburyport était un commencement, non une conclusion.

— Avez-vous demandé sa main à son père ?

Adam piqua un fard.

— Mais c’est très prématuré, mon oncle. Je me dis que, plus tard peut-être, enfin pas trop tout de même… – il hésita, fixant les eaux sombres, puis : Je sais, dit-il, qu’elle ne sera pas à moi, naturellement. Son oncle est au courant. Il a été bien content de se débarrasser de moi en me trouvant un passage à bord de l’un de ses bâtiments.

Bolitho le regarda. Le Vivace était donc propriété de Chase ! Curieusement, Tyrrell n’y avait fait aucune allusion.

— Venez faire quelques pas, Adam.

Ils se promenèrent ainsi pendant quelques minutes, le vaisseau roulait doucement, des hommes travaillaient autour d’eux.

— Vous avez un bel avenir dans la marine, Adam. Un très bel avenir, si vous me permettez. Vous êtes issu d’une grande lignée de marins, mais il y en a d’autres dans ce cas. Quels que soient vos progrès, quels que soient vos succès, vous les aurez obtenus sans avoir joui du moindre privilège, souvenez-vous bien de cela. Votre marine sera plus belle que la nôtre, du moins lorsque des officiers de votre sorte seront aux postes de responsabilité. Nous appartenons à une race d’insulaires, nous aurons toujours besoin de bâtiments et de gens assez courageux pour les armer.

— C’est ce que je souhaite, répondit Adam en le regardant bien en face. C’est ce que j’ai toujours souhaité, depuis le jour où j’ai embarqué sous vos ordres comme aspirant à bord de l’Hypérion.

Bolitho baissa les yeux vers le pont et aperçut le marin borgne. Quelques-uns de ses camarades l’entouraient tandis qu’il s’avançait, gauche, derrière un dix-huit-livres. Il n’était pas encore habitué. Mais, avec le bandeau noir qu’on avait appliqué sur l’œil de verre qui remplissait son orbite vide, il avait toutes les apparences d’un héros et il était traité comme tel.

Adam essayait de trouver le mot juste.

— Des hommes comme celui-ci, mon oncle, je sais qu’ils comptent tant pour vous. Ce ne sont pas seulement des marins incultes, ils comptent vraiment, n’est-ce pas ?

Bolitho se tourna vers lui.

— Vous avez parfaitement raison. Nous ne devons jamais considérer que c’est acquis, Adam. Il y en a tant qui se conduisent ainsi !

Adam acquiesça.

— Lorsque je me suis assis dans le vieux fauteuil de mon père…

— A Newburyport ? lui demanda doucement Bolitho. Là où il avait trouvé refuge avec son bâtiment ?

Adam détourna les yeux. Il n’avait pas prévu d’aborder ce sujet ou, du moins, pas si tôt.

— Ils me l’ont montré, mon oncle. C’est à cause de mon patronyme, vous comprenez, il n’est pas très fréquent en Nouvelle-Angleterre.

— Je suis content, vous en avez vu plus que moi.

Il entendit Keen qui s’approchait et lui en fut reconnaissant. Ce n’était pas seulement à cause de ces vieux souvenirs de Hugh, de ce qu’il avait fait à leur père lorsqu’il avait déserté pour aller se battre aux côtés de rebelles américains. Ce n’était ni à cause de cela ni à cause de l’opprobre que même Rivers n’avait pas tardé à lui rappeler. Bolitho essayait d’y faire face. Il se sentait atteint, blessé, tout en sachant que c’était ridicule.

Keen le salua :

— Mr. Tyrrell est dans la chambre des cartes avec le maître pilote, amiral. Je pense que nous devrions regarder la carte suivante – et, avec un coup d’œil professionnel au ciel : Nous devrions pouvoir garder la même allure toute la nuit, si ça continue comme ça.

Il semblait ne pas se rendre compte du silence pesant qui l’avait accueilli.

— C’est bien, je vais monter – il adressa un signe de tête à son neveu. Venez donc, vous aussi, cela vous sera utile pour ce que vous voulez faire.

Arrivé devant la porte de la chambre, il s’arrêta puis déclara d’un ton sec :

— Occupez-vous de lui, Val, je retourne à l’arrière. Vous me raconterez plus tard.

— Mon oncle, vous ne vous sentez pas bien ? lui demanda Adam, soudain inquiet.

— Je suis seulement un peu fatigué.

Il s’éloigna et disparut dans la pénombre sous le tillac.

Il ne se sentait pas la force de les affronter tous, dans l’espace confiné et encombré de la chambre des cartes. Knocker, le pilote. Quantock, le capitaine Dewar et tous leurs subordonnés.

À San Felipe, Bolitho avait donné une lettre à Napier, plus une copie à remettre si un autre bâtiment venait faire relâche pour se ravitailler ou pour faire aiguade.

Rester sans nouvelles de Belinda le mettait au supplice. Il n’avait pas mesuré jusque-là à quel point il était devenu fragile. Du moins, pas jusqu’à ce moment où Adam lui avait parlé de Hugh. Le vieux fauteuil de mon père. Jusque-là, Hugh était resté dans le brouillard et dans la nuit. À présent, il était de retour parmi eux, il jouait des coudes pour reprendre sa place.

Bolitho se laissa tomber sur le banc de poupe et laissa ses yeux errer sur le sillage phosphorescent créé par le safran de l’Achate.

Allday arriva de la salle à manger.

— Je vais vous chercher un verre, amiral ?

Il prenait bien garde à parler doucement.

— Non, mais c’est gentil – Bolitho se retourna pour le voir. Vous êtes le seul qui me comprenne vraiment, savez-vous bien cela ?

— Quelquefois oui et quelquefois non, amiral. Mais en gros, je crois que j’m’entends à voir l’homme mieux qu’en v’là certains.

Bolitho se laissa retomber et aspira lentement une goulée d’air humide.

— Bon sang, Allday, je suis dans la panade !

Mais lorsqu’il se retourna Allday avait disparu.

Il se mit à observer un poisson qui sautait sur l’arrière. Mais qui aurait pu blâmer Allday ? Il éprouvait sans doute une certaine honte à être témoin de son désespoir caché.

Allday était allé rejoindre le minuscule poste tendu de toile qu’il partageait avec deux camarades, Jewell, le maître voilier, et le second maître bosco Christy, qu’il avait connu à bord du Lysandre, pendant le combat d’Aboukir.

Trois grands quarts de rhum plus tard, il se présenta à la porte de Keen. Le secrétaire du commandant le regarda d’un air soupçonneux :

— Que voulez-vous donc, Allday ?

Et il fronça le sourcil en reniflant les lourds effluves qu’il répandait à chaque respiration.

— Je demande à voir le commandant.

La chose était peu orthodoxe et Keen se sentait en outre las après les discussions auxquelles il avait participé dans la chambre des cartes. Mais il connaissait bien Allday, et il lui devait la vie sauve.

— Entrez et fermez la porte – il renvoya son secrétaire et demanda : Qu’y a-t-il donc, mon vieux ? Vous avez l’air de quelqu’un qui a envie d’en découdre ?

Allday respira profondément.

— C’est pour l’amiral, commandant. Il porte plus que son fardeau, c’est pas juste.

Keen se mit à sourire. C’était donc cela ! Il avait cru qu’il était arrivé quelque chose de terrible. Allday poursuivit :

— J’voulais juste vous en toucher un mot, commandant, je sais que vous êtes un homme franc du collier et un vrai ami de çui qu’est à l’arrière, en bas. C’est pour une chose que l’aide de camp lui a dite. Je le sens. Quelque chose qui l’a profondément blessé.

Keen était fatigué, mais il était intelligent et avait l’esprit vif. Il savait bien qu’il aurait dû se rendre compte tout seul de cette attitude bizarre de l’amiral et de son neveu.

— Je vais m’en occuper, Allday, je comprends parfaitement.

Allday le regarda longuement avant de hocher la tête.

— Fallait vraiment que je vous cause, commandant. Sans ça, officier ou pas, j’aurais mis l’aide de camp sur mes genoux et j’te lui aurais mis une bonne fessée !

Keen se leva :

— Je n’ai rien entendu, Allday ! – et, souriant avec un peu de gravité : Maintenant, fichez-moi le camp.

Keen resta un long moment assis à sa table, admirant le soleil qui s’enfonçait doucement dans la mer.

Il avait des centaines de choses à faire et savait de toute manière qu’il devrait bientôt combattre. « Je suis comme Allday, songea-t-il, y’a le sens. » Ce souvenir ne lui plaisait guère, mais il finit tout de même par oublier sa réunion : Quantock qui désapprouvait en silence, les promesses inconsidérées de ce Tyrrell qui jurait de les conduire à un endroit où ils pourraient prendre l’avantage sur l’autre vaisseau.

Et tout cela à cause d’Allday. Il connaissait le maître d’hôtel de Bolitho depuis dix-huit ans, et quels dix-huit ans ! Une vie rude, la guerre, de brèves distractions, et l’indicible joie d’être toujours en vie, contre toute attente.

Un mot, s’agissant d’Allday, lui venait immanquablement à l’esprit : fidélité.

Keen tendit mollement le bras pour secouer la cloche et appeler son secrétaire. Il se demandait si beaucoup de gens savaient ce que fidélité veut dire, mais il s’estimait privilégié d’en avoir rencontré un exemple vivant.

 

Honneur aux braves
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-15]Honneur aux braves(1983).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html